Par : Tassaâdite Lefkir
Le développement rapide de l’usage des eaux souterraines pour l’irrigation au Maghreb a, en effet, permis une croissance agricole considérable, mais dans de nombreuses régions, un tel développement devient non durable, du fait de la surexploitation des aquifères ou de la salinisation des eaux et des sols. Le document analyse l’usage et la gestion des eaux souterraines en Algérie, au Maroc et en Tunisie, à partir d’une étude des dispositifs institutionnels et politiques au niveau national et de 9 cas d’étude locaux. Ce qui suit est une synthèse analytique de la note de la BAD.
Depuis une soixantaine d’années, la diffusion de techniques de forage et de pompage a permis un développement rapide de l’usage des eaux souterraines pour l’irrigation au Maghreb. Ces pays sont devenus une des principales régions d’utilisation intensive des eaux souterraines pour l’agriculture dans le monde. Cette révolution, «silencieuse» car opérée souvent par les agriculteurs de façon informelle, hors du champ des politiques publiques, a permis une croissance agricole considérable. Cependant, ce développement a conduit à une pression très forte sur les ressources en eau. En Afrique du Nord, le taux de mobilisation des ressources souterraines renouvelables est élevé. Pour les nappes du Nord de l’Algérie, le taux d’exploitation moyen est ainsi de 80%. En Tunisie, le nombre total des aquifères est estimé à 273, dont 71 sont surexploités à un taux moyen de 146%. Le constat est aussi fait d’une surexploitation de la plupart des grands aquifères d’Afrique du Nord, tels que les aquifères du Souss, Tadla, Berrechid et Saïss, au Maroc, ceux du Bas-Cheliff, de la plaine de Mascara et du plateau de Mostaganem, en Algérie, et l’aquifère de Sisseb el-Alem, en Tunisie. Ces déséquilibres vont être accentués dans le futur, selon les prévisions des modèles de changement climatique. En effet, outre l’augmentation prévue de température, qui conduit à une augmentation de l’évapo-transpiration, en zone méditerranéenne, la pluviométrie devrait décroître. Ceci pourrait conduire à la fois à une moindre recharge des aquifères et à une utilisation accrue de ces aquifères par les agriculteurs pour compenser la croissance du déficit entre évapotranspiration et pluviométrie.
Dans un nombre croissant de régions, un tel développement agricole devient non durable, du fait de la surexploitation des aquifères mais aussi de la salinisation des sols, lorsque l’eau souterraine est salée. Les impacts de cette exploitation non durable commencent à être visibles. Il s’agit ainsi de la salinisation des sols dans le Bas-Cheliff en Algérie, ou de la forte baisse de l’agriculture irriguée en Chaouia côtière au Maroc.
De plus, cette mise en irrigation à partir d’eau souterraine est souvent effectuée pour une agriculture intensive, exigeante en intrants et conduisant à des risques de pollution des nappes par les engrais azotés. Les petites exploitations familiales, qui ont des capacités limitées de creuser toujours plus profond ou de partir pour continuer leur activité dans d’autres régions, sont les plus vulnérables à de tels usages non durables des eaux et des sols. En l’absence d’une gestion de cet usage non durable, c’est toute l’économie agricole locale qui est fragilisée, avec des effets en cascade sur le développement rural, les filières agricoles, et in fine la sécurité alimentaire des pays concernés.
Des ressources devenues d’importance majeure
En Tunisie, le nombre de puits de surface a doublé en 20 ans, de 60.000 en 1980 à 120.000 en 2000. Cette croissance a aussi continué durant les dix dernières années. Les eaux souterraines représentent désormais environ 52% des eaux utilisées en Algérie, 44% en Tunisie et 14% au Maroc. La baisse des coûts de forage a été le facteur principal de cette croissance. Il est à noter que, dans les trois pays, les agriculteurs ont mentionné que la forte diminution des coûts de forage a été permise par l’arrivée de foreuses d’origine syrienne. D’autres facteurs sont aussi intervenus dans cette croissance rapide de l’irrigation à partir d’eaux souterraines.
Ainsi, la baisse des surfaces moyennes par exploitation a conduit à une pression pour intensifier les systèmes de culture. De plus, en Algérie, au début des années 2000, la sécheresse a conduit à réorienter, dans l’urgence, l’eau des barrages destinée à l’agriculture vers les villes pour répondre au manque d’eau potable. Beaucoup d’agriculteurs qui ont vu leur allocation en eau de barrage réduite ou annulée ont alors creusé des puits et forages. L’impact principal de la surexploitation est la baisse des niveaux des aquifères.
Au Maroc, la nappe profonde de l’aquifère du Saïss a baissé en moyenne de 3 mètres par an dans les 20 dernières années. Le volume stocké dans l’aquifère de Berrchid est passé de 1.500 millions m3 en 1980 à 800 millions m3 en 2009, selon l’agence de bassin de Bouregreg-Chaouia. Le dénoyage est déjà observé dans les zones périphériques de cette nappe. L’agence de bassin du Bouregreg-Chaouia prévoit que la nappe pourrait être complètement dénoyée en 2025.
De plus, lorsque la nappe est située en zone côtière, la surexploitation peut conduire à l’intrusion saline. C’est le cas de la zone littorale de la Chaouia côtière au Maroc, où, suite à la forte augmentation de la salinité, les agriculteurs ont dû revenir à l’agriculture pluviale. Ce biseau salin, causé par la surexploitation des nappes, est aussi présent pour de nombreux aquifères côtiers algériens et tunisiens.
Enfin, dans tout le nord-ouest algérien et dans de nombreuses zones oasiennes des 3 pays, les eaux souterraines sont naturellement salées. Leur usage pour l’irrigation conduit à un risque de salinisation des sols. Dans la vallée du Cheliff en Algérie, cette irrigation avec des eaux souterraines salées a conduit à une augmentation de la salinisation secondaire des sols qui a progressé de 35% entre les années 1950 et les années 2000. Dans le cas du Bas-Cheliff, la sodification en cours des sols conduit à leur déstructuration progressive.
En ce qui concerne les aquifères partagés entre les trois pays, le principal est le Système aquifère du Sahara Occidental, étendus entre l’Algérie, la Tunisie et la Lybie. Cet aquifère est prélevé à hauteur de 2,2 milliards de mètres cubes par an, soit un volume supérieur à la recharge de 1 milliard de mètres cubes. Bien que les volumes stockés soient très importants, la concentration des points de prélèvements conduit à un fort rabattement des niveaux piézométriques dans certaines zones. Le niveau piézométrique a ainsi baissé de plus de 100 mètres dans la zone de Ghadames et a causé la disparition de l’artésianisme dans de nombreuses régions. Il existe aussi différentes nappes communes entre le Maroc et l’Algérie, dont certaines sont aussi surexploitées, mais de taille et d’importance économique relativement moindres selon un rapport de UNESCO en 2011.
Une large gamme d’instruments mise en œuvre pour stopper la surexploitation
Les différents instruments utilisés ou envisagés pour faire face à l’usage non durable des nappes peuvent être regroupés en trois catégories : ceux visant à augmenter la ressource en eau, ceux visant à inciter à une baisse des prélèvements et ceux visant à imposer aux agriculteurs de ne pas augmenter les prélèvements.
Pour faire face à la surexploitation des nappes, la Tunisie a été le pays qui a le plus tôt mis en œuvre des politiques de gestion par l’offre, c’est-à-dire l’augmentation de la ressource en eau disponible. En Algérie et au Maroc, si bien des politiques d’augmentation des ressources en eau ont été depuis longtemps suivies, elles n’ont que très récemment été conçues spécifiquement pour faire face à cette surexploitation des nappes.
Des initiatives de recharge de nappe existent depuis 1992 en Tunisie, représentant 64 millions de m3 en 2006 sur 21 nappes souterraines, selon le Rapport national sur l’état de l’environnement de 2007. Des lâchers du barrage Nebhana sur des plaines d’inondation ont ainsi permis de réalimenter la nappe de Kairouan. Dans le Nord, l’eau de la vallée de la Medjerda est transférée jusqu’à la zone côtière de Ras El Jebel, puis infiltrée dans la nappe à travers une dizaine de sites, qui sont d’anciennes carrières ou des puits. En Algérie, des bassins de recharge ont été utilisés dans la zone centrale de la Mitidja. Enfin, au Maroc, des seuils sur les oueds ont été construits pour favoriser l’infiltration des eaux de crue sur les oueds Ghmat (dans le Haouz) et Souss. L’autre politique d’augmentation des ressources est la conception de périmètres irrigués qui utilisent des eaux superficielles provenant d’un bassin voisin.
Que ce soit la recharge de nappe ou la création de périmètre irrigué par transfert d’eau, ces politiques font face à la difficulté que, dans un nombre croissant de bassins versants, les principales ressources en eau superficielles sont déjà mobilisées, conduisant à des volumes régularisés de plus en plus faibles pour de futurs aménagements.
En Algérie, une réflexion est en cours pour utiliser de façon systématique les eaux usées traitées des grandes villes pour l’irrigation. L’administration tunisienne a développé depuis longtemps cette réutilisation des eaux usées traitées. Force est de constater que les succès sont mitigés ; les agriculteurs rechignent à utiliser ces eaux dont l’usage ne permet pas de cultiver des cultures maraichères à forte valeur ajoutée. En Algérie, plus de 20 stations ont été conçues pour les principales villes. L’objectif est qu’une fois que ces stations fonctionnent, l’eau des barrages puisse être réorientée vers l’agriculture.
Un intérêt croissant pour l’agriculture au Maghreb
Malgré l’urbanisation des sociétés au Maghreb, les zones rurales vont rester de première importance dans les années à venir. L’effectif des populations rurales des trois pays étudiés devrait rester stable d’ici à 2020. De plus, le secteur agricole reste un secteur fondamental de l’économie du Maroc, de l’Algérie et de la Tunisie, avec un PIB agricole respectivement de 18%, 11% et 13%. Comme ailleurs dans le monde, ce secteur agricole reprend une importance croissante dans les politiques publiques. Le Maroc a ainsi, avec le Plan Maroc Vert, conçu une politique de grande envergure pour l’agriculture.
La mise en exploitation des eaux souterraines a été un des facteurs clés de la croissance de l’agriculture en Afrique du Nord durant ces dernières décennies, après la phase d’investissements publics dans des réseaux irrigués à partir des eaux superficielles. Cependant, cette utilisation est devenue aussi le principal risque de non-durabilité des usages de l’eau pour le Maroc, l’Algérie et la Tunisie, et une des principales fragilités des économies agricoles de ces pays.
Les trois pays du Maghreb ont historiquement développé des stratégies différenciées pour faire face à la surexploitation des nappes. Ainsi, au Maroc et en Tunisie, l’approche choisie a d’abord été une mobilisation des ressources en eau, et plus récemment la recherche d’un contrôle de la demande en eau d’irrigation, notamment au Maroc, par une volonté de mettre en œuvre de façon plus active la régulation prévue dans les textes. En Algérie en revanche, une politique de régulation est en place depuis les années 1980, et ce n’est qu’au cours des années 2000 que le gouvernement a donné plus d’importance à une politique d’augmentation des ressources en eau. Dans l’ensemble, les politiques mises en œuvre étaient sectorielles, peu coordonnées, et n’appréhendaient pas de façon conjointe les différents risques liés à l’usage non durable des nappes sur un territoire donné.
Ce manque de vision intégrée correspondait aussi à l’absence, au niveau international, de modèles cautionnés par les bailleurs de fonds pour faire face à la baisse des niveaux de nappe, dans les situations où les usagers sont informels et les organisations de gestion de la ressource ont des moyens limités. Plus récemment, différentes initiatives ont vu le jour, à la fois pour chercher des façons innovantes de mobiliser de nouvelles ressources en eau, mais aussi en associant les différents acteurs locaux à la conception de «paquets» alliant instruments de création de ressource et de régulation des usages. Dans ce contexte où il n’est pas imaginable à court terme d’envisager un mécanisme de gestion comme celui utilisé dans la Beauce, avec mise en place de compteurs et de quotas pour chaque agriculteur, différentes approches innovantes ont été testées. Ces expériences ont souvent été conçues au niveau local, celui du territoire de l’aquifère.
Quoique plusieurs des initiatives analysées apparaissent prometteuses, aucune d’entre elles n’a jusqu’à maintenant permis d’assurer un retour à l’équilibre entre usage et ressource. Pour atteindre le double objectif d’une activité agricole et d’une utilisation des ressources souterraines durables, le document de la BAD argumente la nécessité de combiner différents instruments. Cette contrainte est aussi une opportunité, car ce type de combinaisons d’instruments sera bien plus acceptable par les agriculteurs que des instruments seulement orientés vers la conservation de la nappe. C’est autour de ce type de combinaisons qu’un consensus entre les différents acteurs concernés pourra se produire. Cette combinaison d’instruments peut être à la fois l’objet et la motivation de création de «communautés locales d’acteurs» qui puissent prendre l’initiative de développer de tels instruments vers une gestion durable du système agriculture-aquifère-sol. La constitution de ces coalitions pourrait faire l’objet d’un accompagnement, tout comme les réflexions qu’elles auront à mener sur les options possibles pour accompagner une économie agricole fondée sur l’usage durable des aquifères.
La gestion des eaux souterraines nécessite la conception de politiques territoriales innovantes, tout autant dans les instruments à utiliser que dans la manière de les concevoir et de les mettre en œuvre. De nombreuses ressources naturelles surexploitées au Maghreb partagent des caractéristiques similaires à celles des eaux souterraines, telles que la difficulté de contrôler individuellement les prélèvements de très nombreux usagers informels, la complexité des dynamiques de ces ressources naturelles, et les moyens limités des organisations publiques en charge de la gestion de ces ressources. C’est par exemple le cas des forêts et des zones steppiques utilisées comme parcours pour l’élevage. Les principaux principes de gestion présentés dans cette étude, telle que l’opportunité de combiner les approches, ou de construire des coalitions pour la réflexion et la gestion qui englobent des acteurs au-delà du couple agriculture-ressource naturelle, seront aussi des éléments importants de réflexion pour se donner les moyens d’une gouvernance effective, alliant niveaux local et national, pour ces autres ressources naturelles.
SEACO
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